Christine Moliner, anthropologue
L’Inde se place aujourd’hui en quatrième place des pays les plus touchés par la pandémie de Covid-19, avec près de 367 000 personnes infectées, bien que le nombre des décès (plus de 12 000) soit moins lourd que dans beaucoup d’autres pays. Le 24 mars, le premier ministre Narendra Modi a mis en place un confinement très strict, prolongé à deux reprises et en vigueur jusqu’en fin mai, pour limiter la contagion mais dont les conséquences se sont révélées dévastatrices pour les populations les plus vulnérables, en particulier les migrants saisonniers et les travailleurs du secteur informel.

Ce que l’intellectuelle indienne Arundhati Roy qualifie de « plus gigantesque et plus punitif confinement de la planète » a été mis en place par le pouvoir central dans la plus grande précipitation, sans concertation avec les 27 États qui constituent la Fédération indienne et sans prendre en compte les spécificités socio-économiques d’un pays où le secteur informel représente plus de 90 % des emplois et où la mobilité saisonnière s’apparente à une stratégie de survie pour les ruraux les plus pauvres. Entré en vigueur quatre heures seulement après son annonce officielle, le lockdown (confinement) jette immédiatement sur les routes des centaines de milliers de travailleurs migrants désormais sans travail et donc sans ressource, tentant de rejoindre le plus souvent à pied leur région d’origine. Deux mois plus tard, ils sont probablement des millions.
À la faveur de cette crise, l’opinion publique – les classes moyennes, plus exactement — et les médias indiens semblent découvrir l’existence de ces millions de travailleurs largement invisibilisés, sur lesquels repose pourtant tout l’édifice économique du pays. La pandémie sert alors de révélateur des profondes inégalités de classe et de caste ainsi que des lignes de fractures de la société indienne. Grands oubliés des politiques publiques avant la pandémie, les migrants internes semblent condamnés à jouer le rôle de variable d’ajustement structurel de la crise en cours.
Secteur informel et migrations de travail en Inde
On ne peut mesurer les conséquences de cette crise inédite sans connaître l’ampleur des circulations internes et des migrations de travail en Inde, un phénomène qui touche 139 millions de personnes, selon le recensement de 2011. Bien loin du mythe orientaliste d’une société immobile et immuable, le pays connaît d’importants mouvements migratoires locaux, régionaux et internationaux depuis l’Antiquité, mais ce sont les réformes économiques néo-libérales des années 1990 qui font prendre une ampleur sans précédent aux migrations saisonnières et rendent le marché du travail plus informel. Concentrée dans les villes, au détriment des campagnes où vit pourtant 65% de la population, et dans certains États (l’Ouest et le Sud), la croissance économique repose sur la vitalité de deux secteurs — les services et la construction — qui emploient une main‑d’œuvre abondante, bon marché, flexible et saisonnière –essentiellement composée de travailleurs migrants.
Issus principalement des groupes sociaux les plus dominés et les plus fragiles économiquement, Dalits (ex-intouchables), Adivasis (populations tribales) et paysans sans terre, ils sont originaires des États les plus pauvres, situés dans le Centre et l’Est du pays (Bihar et Uttar Pradesh, Uttarakhand, Madhya Pradesh, Bengale Occidental). Chaque année, ils partent louer leur force de travail quelques mois durant dans les grandes villes (Delhi, Mumbai, Chennai et Bangalore, qui en attirent le plus grand nombre) ou dans des villes plus modestes à proximité de chez eux, avant de rentrer dans leur village d’origine.
Les conditions d’emploi et de vie, qui leur sont imposées, ne leur permettent pas, en effet, d’accéder à une véritable mobilité sociale ni de se faire une place en ville. Leur condition de migrants temporaires les rend très vulnérables à des dynamiques de marginalisation et d’exclusion. Sur le plan politique, ils n’ont aucun poids puisqu’ils ne votent pas sur place mais dans leur État d’origine. Ils sont en outre pris pour cible par des mouvements politiques qui voient dans les travailleurs migrants une menace pour l’emploi local et l’identité régionale.
Sur un plan socio-économique, ils n’ont pas accès aux prestations sociales qui jouent un rôle majeur dans la réduction de la pauvreté. Ainsi, la carte de rationnement, qui permet d’acheter à un prix subventionné des denrées alimentaires de base dans des boutiques d’État, ne fonctionne que dans leur État d’origine. Ils sont également les laissez pour compte de la fourniture des services de base, tels que l’eau courante, l’assainissement et les toilettes, qui dépend largement de l’insertion dans des réseaux sociaux de quartier. Les politiques d’aménagement urbain, et notamment la Smart Cities Mission lancée par le gouvernement central en 2015, ignorent systématiquement les travailleurs migrants, invisibilisés et repoussés vers les marges des villes. Ces politiques urbaines se traduisent par des conditions de logement extrêmement précaires : certains vivent sur leur lieu de travail (ils dorment dans un coin de la boutique ou du restaurant, où ils travaillent dans la journée, dans leur usine, parmi des machines potentiellement dangereuses) ; d’autres, dans des bidonvilles en périphérie des centres urbains, où ils paient un loyer pour des cabanes insalubres et exigües (jhuggi-jhopri) ; ou dans des campements en plein air, sous des ponts routiers, sur le trottoir ou le long de voies de chemin de fer.
Enfin, le caractère informel de leur travail rend presque impossible toute mobilisation collective et les prive de représentation syndicale comme de protection sociale.
Les travailleurs migrants, premières victimes du confinement
La vulnérabilité de ces exclus de l’intérieur se trouve décuplée par les effets du confinement : l’arrêt total de l’activité économique et la fermeture des usines, boutiques, restaurants et chantiers de construction les ont privés de leur emploi et, malgré des directives de l’État central, les employeurs ont aussitôt cessé de verser les salaires. La sécurité alimentaire des migrants saisonniers s’est vite trouvée menacée, dans un pays qui se classe au 102e rang sur 117 pays dans l’Indice de la faim dans le monde. Tandis que les Indiens de la classe moyenne se précipitent dans leurs boutiques de quartier pour acheter des denrées alimentaires, la plupart des travailleurs migrants, qui envoient une part importante de leur revenu à la famille restée au village, n’ont pas les ressources suffisantes pour se constituer des stocks de nourriture.
Affamés, sans logement car incapables de payer désormais leur loyer, beaucoup d’entre eux tentent désespérément de rentrer chez eux, et, faute de transports publics, parcourent à pied des centaines de kilomètres, livrés à eux-mêmes. Documenté dès le début par des journalistes ou de simples citoyens, cet exode évoque immanquablement dans l’imaginaire indien celui provoqué par la partition de l’Inde britannique en 1947 dont les violences de masse ont jeté sur les routes 20 millions de réfugiés. Pas une semaine ne s’est écoulée depuis le début du confinement sans que les médias indiens ne rapportent les drames qui se jouent sur les routes : des migrants et leurs familles mourant de faim, de déshydratation et d’épuisement, victimes d’accidents de la circulation, renversés par des véhicules ou tués lors d’une collision impliquant le camion qui les transporte.
Dans ce contexte, la violence structurelle de l’État à l’égard des plus pauvres continue à s’exercer. Elle est cette fois justifiée par la nécessité de faire respecter le confinement par des foules de travailleurs migrants jugés indisciplinés par nature et représentant une menace sanitaire. Des centaines de travailleurs migrants de retour en Uttar Pradesh, leur État d’origine, y ont été ainsi aspergés d’un désinfectant industriel par la police de Bareilly ; d’autres, après avoir parcouru 200 km à pied en direction de leur village d’origine situé au Bihar, sont renvoyés en bus à leur point de départ, au Pendjab, plutôt que de les amener à destination.
Comme le relève le sociologue David Picherit, les travailleurs migrants sont soumis à une injonction contradictoire : stay home, stay safe, « restez chez soi », un chez soi qui se situe dans leur village d’origine, où ils peuvent s’appuyer sur des réseaux d’entre-aide et de solidarité. Avant la pandémie, le retour au village était la norme, leur présence en ville n’étant tolérée que sur une base saisonnière. Désormais, tout en affrétant quelques trains en nombre très insuffisants, l’État met tous les moyens à sa disposition pour entraver leur mobilité et retenir contre son gré, dans les marges urbaines, une main‑d’œuvre plus précaire et vulnérable qu’auparavant, plus facile à exploiter aussi – et l’abolition récente du code du travail, avec notamment le relèvement du plafond du travail hebdomadaire à 72 heures, dans plusieurs États de l’Inde, dont l’Uttar Pradesh, est un signe qui ne trompe pas.
Pour aller plus loin
- Anup Agarwal & Yogesh Jain, “India cannot fight Corona without taking into account its class and caste divisions”, Scroll, 24 mars 2020.
- Christophe Jaffrelot & Utsav Shah (2020), “Keeping Poor Safe in Lockdown is State Responsibility, not an Act of Charity”, The Indian Express, 30 mars 2020.
- David Picherit, “En Inde les travailleurs migrants abandonnés à leur sort”, The Conversation, 9 avril 2020.
- Iduraya Rajan & Sumeetha M. (dir.), Handbook of internal migration in India, SAGE Publishing, 2019, 768 p.
- Arundhati Roy, « En Inde, le confinement le plus gigantesque et le plus punitif de la planète », Le Monde, 6 avril 2020.
- Ranabir Samaddar, Borders of an epidemic. COVID-19 and migrant workers. Kolkata, Mahanirban Calcutta Research Group, 2020.
L’auteure
Christine Moliner est Associate Professor à OP. Jindal Global University (Haryana, Inde). Elle est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
Christine Moliner, « En Inde, un confinement qui n’en finit plus provoque une crise humanitaire majeure », De facto [En ligne], Tribunes, mis en ligne le 18 juin 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/06/18/defacto-tribunes-02/
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